La 19 ème compagnie du 276 RI a été appellée après la Compagnie "Péguy" . En effet Le poête , écrivain n'était connu que d'une élite, mais les hommes dont beaucoup ne savaient pas lire ignoraient qui il était. Il est vrai qu'il n'a jamais fait état de sa profession auprès de ses hommes dont mon Grand-Père. Il n'a su que le lendemain de sa mort le 5 septembre 1914, le premier jour de la bataille de la Marne qu'il a appris comme ses frères de combat qui était celui qui était tombé dans les champs de chaume près de Villeroy. Son lieutenant était Charles Péguy!
D'ailleurs sur son carnet, à Coulommiers quand il rempli la page de garde avec le nom de ses hommes et de ses supérieurs il écrit " Lieutenant Péguie"
Chaque année, mon Grand-père et les quelques survivants du 276me se retrouvaient à Villeroy, au mémorial du poète puis sur les différents lieux des champs de bataille de cette première bataille de la Marne.
Victor Boudon écrivait dans une lettre émouvante à ma Grand-mère le 23 octobre 1971 après le décès de mon Grand-père : "Mon brave ami était avec moi et encore sept autres camarades, un des derniers survivants de la compagnie de Péguy, et chaque année, nous nous retrouvions à Villeroy et Meaux pour la commémoration des durs combats d’ août et septembre 1914."....
Si mon Grand-père restait discret sur toute cette période en aucun cas il ne manquait ce "pèlerinage", ce qui permettait certainement de se rappeler des souvenirs, mais aussi d'exorciser des pensées qui devaient secrètement le traverser ou le hanter, se remémorant les malheurs et souffrances de tous ceux qu'il a vu tomber, morts ou blessés. Ile portait d'ailleurs ses médailles que ce jour là.
Les dernières heures de Charles Péguy
Donc les hommes connaissaient l'officier mais ne savaient pas qui il était. Ce n'est qu'après son décès qu'ils ont su. Dan son cahier il n'y fait aucune allusion sinon qu'au soir de 5 septembre 1914, le capitaine et deux lieutenants de la compagnie ont été tués. Victor Boudon dans son livre " Mon Lieutenant Charles Péguy " chez Albin Michel, qui décrit les quelques jours qui ont précédé la guerre et la description détaillée du parcours de la 19me compagnie du 276me, de la mobilisation au 6 septembre 1914 écrit : Au moment de la mobilisation à la gare de bel Air raccordement à Paris : au sujet du seul officier qui prend en charge l'embarquement des troupes " Un d'entre eux (des hommes que Péguy saluait) à qui je demande qui est ce Lieutenant, paraissant si cordial dans sa sévérité, me répond "C'est le lieutenant Péguy". ...Péguy... ? Ce nom ne me dit rien et je suis loin de penser qu'il s'agit de Charles Péguy , l'écrivain et poète, fondateur et animateur des "cahiers de la quinzaine" ainsi que je l'apprendrai plus tard. trop tard....lieutenant de territoriale, maintenu sur sa demande au même régiment de réserve (le 276me RI) et à la même compagnie (la 19eme) auxquels il était affecté depuis 1905."
Le lendemain de la mort de Péguy, le reste des troupes se regroupe et là un adjudant apprit aux hommes parlant des morts de la veille, déplorant la perte de bons camarades : "Et Pierre nous apprit alors, qui était notre lieutenant, le Péguy, l' écrivain, polémiste et poète que nous avions tous ignoré : Notre "Pion".". En effet Péguy était appelé par ses hommes "Le Pion".
Les derniers moments de Péguy : La 19me compagnie reçoit l'ordre de prendre Monthyon à la baïonnette. Victor Boudon écrit : " En tout, ainsi, nos adversaires groupent devant nos pauvres sept à huit mille hommes, bien résolus cependant, 16 bataillons, 4 escadrons et douze batteries d'artillerie, soit plus de quinze mille combattants, non moins décidés que nous à l'emporter". Les Allemands sont positionnés de St Soupplets Neufmoutiers en passant par la butte de Monthyon et derrière le ruisseau, soit un front de 7 kilomètres. Le 276me avance dans les champs d'avoine non fauchés, des chaumes ou des champs de betteraves qui ralentissent la progression. Pas d'abri naturel que quelques bordures de champs. "nous avançons toujours, tandis que marchent côte à côte, légèrement en avant de nous, revolver au poing et dirigeant la marche le capitaine Guérin et le lieutenant Péguy...." Ils avancent difficilement sous le feu et s'arrêtent derrière un talus. Les balles sifflent et l'infanterie française répond. Les Allemands sont presque invisibles dans leur tenue couleur terre, alors que les Français en rouge et bleu constituent de belles cibles sur ces découverts. "....Notre mouvement est parfaitement mené, mais étant nous aussi sans une ligne de feu de soutien, et sans tir de protection d'artillerie, nous sommes très certainement sacrifiés." écrit Boudon.
Péguy dirige le tir. Il encourage les hommes. "il est au milieu de nous, insouciant des balles qui le visent et le frôlent. , debout, courageux, courant de l'un à l'autre pour faire activer le feu..." Le tir des français oblige l'ennemi à reculer, et il se replie sur les hauteurs, quittant les rives du ruisseau bordé d’ arbres où ils se tenaient jusqu'alors. Voyant cela et malgré la chaleur et la fatigue arrive l'ordre "En avant !" Les hommes courent, se couchent dans les betteraves les chaumes ou l'avoine vers les positions allemandes. L'ennemi a conservé en place ses mitrailleuses pour couvrir la retraite. Ces mitrailleuses prennent les troupes sous un feu croisé meurtrier et fauchent des rangs entiers de fantassins. Le capitaine Guérin tombe. "Tirant son épée du fourreau et la pointant dans la direction de l'ennemi, alors Péguy crie : "le Capitaine est tombé ! ....Je prends le commandement ! ...suivez moi ! ....En avant ! .....à la baïonnette !"
"Les "mascinengewehr" allemandes nous tirent comme une envolée de moineaux. Cependant un premier bond, suivi d'un second porte notre aile droite menée par Péguy, cent cinquante mètres en avant...." "Et maintenant aller plus loin, en unique vague d'assaut, sans une ligne de soutien en arrière nous protégeant de ses feux, sur un terrain où la pente déclinante vers le ru, et surtout la grande visibilité de nos uniformes, font de nous de superbes cibles vivantes rouges et bleues, n'ayant plus par suite de notre tir que trente à quarante cartouches par homme et dans l'impossibilité d'en être réapprovisionnés, c'est une folie, c'est courir à un massacre certain, et au surplus inutile....Nous n'arriverons pas dix!...." "Mais pris dans l'ambiance forcenée du combat nous n'avons pas le temps de connaître la peur......" "Cependant la violence du feu ennemi est telle que force est à Péguy de commander un arrêt dans la marche. "Couchez-vous ! ... hurle-t-il, et feu à volonté..." mais lui reste debout, en avant de nous, la lorgnette à la main, dirigeant le tir, héroïque dans l'enfer." Sur la gauche, le lieutenant de La Cornillère, tombe. Les hommes tirent ce qu'ils peuvent tentant de se protéger. Le feu des mitrailleuses ne s'arrête pas. Beaucoup tombent. "A tout instant ce sont des cris, des râles."...... "Cependant le lieutenant Péguy, lui, est toujours debout, malgré nos cris de "Couchez-vous!. Glorieux fou dans sa bravoure, sourd à nos appels de prudence, agacé, énervé par cette lutte inégale dont il voit et comprend mieux que nous le danger. Devant les cris et les appels des blessés qui se font de plus en plus angoissés et pressants, il hurle avec une énergie rageuse "Tirez ! Tirez ! Nom de Dieu ! ...." D'aucuns lui crient, et je suis de ceux là « :Nous n'avons pas de sac mon lieutenant, nous allons tous y passer". "Ca ne fait rien crie Péguy, dans la tempête qui siffle plus fort que jamais, moi non plus je n'en ai pas ! Voyez, tirez toujours !" "Et se portant à notre alignement, sa lorgnette à la main, explorant les lignes allemandes, il se dresse comme un défi à la mitraille, sous le feu toujours plus violent des mitrailleuses ennemies"... "Au même instant, une balle meurtrière brise ce noble front. Il est tombé, tout d'un bloc, sur le côté, et de ses lèvres sort une plainte sourde, comme un murmure, une dernière pensée, une ultime prière : " Ah ! Mon Dieu ! ....Mes enfants ! ... ". Et la lutte est terminée pour lui.".
C'est ainsi que le Poète a vécu ses derniers instants. Héroïsme ? Inconscience du danger ? Suicide ont osé dire certains ? Cette mort était comme celle de beaucoup d'autres dans un engagement où la mort était au rendez-vous, en permanence, c'était les lois du combat héritées du XIX me siècle. La vie comptait peu.... Péguy était né à Orléans en 1873 d'une famille modeste. Il était passionné de tout ce qu'il entreprenait. Ceci explique peut être aussi son attitude, de la passion à l’ exaltation il n'y a qu'un pas. Il fait ses études à l'Ecole Normale Supérieure et il attend " l'établissement de la République socialiste universelle". Il est Dreyfusard et s'engage dans ce combat aux côtés de Jaurès. Après avoir loué le rôle des enseignants de l'école publique, il leur reproche plus tard leur anticléricalisme. Peu à peu son idéal devient nationaliste dans la plus pure tradition chrétienne. Il est le chantre de Jeanne d'Arc et dénonce les réactionnaires de quelques bords qu'ils soient. A la déclaration de guerre, il dirige "les cahiers de la quinzaine" et a écrit de nombreux poèmes. Son œuvre n'est pas connu du grand public quand il est tué. Il était ami d'Alain Fournier, l'auteur du "Grand Meaulnes" qui tombera quelques jours après lui, le 24 septembre, près de Verdun. Et hasard de l'histoire un autre ami, dont Alain Fournier était le secrétaire, le fils de l'ancien président de la République, Claude Casimir-Perrier fut nommé capitaine de la 19 me compagnie, celle de Péguy et de mon Grand-père, après la bataille de la Marne.
Mère voici vos fils et leur immense armée. Qu'ils ne soient pas jugés sur leur seule misère. Que Dieu mette avec eux un peu de cette terre Qui les a tant perdus et qu'ils ont tant aimée. Charles Péguy, les Tapisseries, Eve, 1913